CLÉMENT D’ALEXANDRIE

CLÉMENT D’ALEXANDRIE
CLÉMENT D’ALEXANDRIE

Clément d’Alexandrie représente un phénomène tout à fait original et presque unique dans l’histoire du christianisme. Il est tout d’abord le premier écrivain chrétien à concevoir le dessein d’une vaste entreprise littéraire, composée de plusieurs traités et destinée à donner un programme complet de formation spirituelle, calqué sur le programme traditionnel d’enseignement de la philosophie. Il est également le premier à concevoir le christianisme comme une méthode d’accès à la perfection individuelle, comme une école de sagesse. Il est enfin le premier à oser assumer, en tant que chrétien, toute la tradition poétique et philosophique grecque et, d’une manière plus générale, toutes les traditions religieuses et philosophiques de l’humanité. Pour lui, le Christ, Raison universelle, est identique à la Raison déposée par Dieu à l’origine du monde dans le cosmos et dans l’esprit humain.

À l’ampleur du dessein de Clément répondent l’étendue de son érudition, la profondeur de son inspiration et l’intensité d’un souffle lyrique émanant d’une âme remplie d’enthousiasme pour la Raison incarnée dans le Christ. À une culture poétique et philosophique immense, Clément ajoute une profonde connaissance des traditions exégétiques juives et chrétiennes. Cette gigantesque entreprise séduisit-elle les contemporains de Clément? On sait peu de chose sur l’audience qu’il recueillit. Une chose est certaine: mis à part les écrivains de la tradition origéniste qui resteront fidèles à nombre de thèmes de Clément, sans toutefois garder la même ampleur de vues, la tradition chrétienne l’oublia vite. Son œuvre fut probablement jugée trop aventureuse, trop ésotérique, trop individualiste, trop peu ecclésiastique.

Le lecteur contemporain y trouvera une abondante source de renseignements concernant la littérature grecque, l’histoire des mœurs, les traditions secrètes du judaïsme et du christianisme. L’historien de la philosophie et de la pensée religieuse admirera cette tentative hardie de synthèse entre l’hellénisme, le judaïsme et le christianisme, cet équilibre rare qui s’instaure entre la quête de la sagesse et l’esprit évangélique, entre la mesure et le lyrisme, la raison et le symbolisme.

Un directeur spirituel

Clément porte le surnom «d’Alexandrie», non parce qu’il est né dans cette ville, mais parce qu’il y a exercé une activité importante pendant une partie de sa vie. On ne sait ni où ni quand exactement il est né. On sait seulement, par le témoignage de Clément lui-même, qu’il a voyagé en Grèce, en Italie méridionale, en Asie Mineure, avant de se fixer, en Égypte, à Alexandrie. Ses voyages n’étaient rien d’autre qu’une quête de la sagesse: il alla de maître en maître avant de trouver, à Alexandrie, celui qui, nous dit-il, «butinait les fleurs comme une véritable abeille dans la prairie des prophètes et des apôtres, pour déposer dans les âmes une gnose toute pure». Clément décrit en ces termes le chrétien Pantène qui exerça sur lui l’influence la plus profonde. Comme Pantène, Clément devint un maître spirituel. Il semble bien qu’il ait reçu le sacerdoce à Alexandrie. Vers 210 ou 215, il quitta cette ville pour se rendre à Jérusalem, probablement parce que l’orientation philosophique de son enseignement ne plaisait pas à l’évêque d’Alexandrie. L’évêque de Jérusalem, Alexandre, recourut plusieurs fois à ses services: il l’envoya en ambassadeur auprès de l’Église d’Antioche et lui demanda de rédiger plusieurs ouvrages. En 233, Alexandre de Jérusalem parle de Clément comme d’un défunt.

À partir du IIe siècle, tout un courant de pensée, au sein du christianisme, tend à identifier christianisme et philosophie, c’est-à-dire exactement à présenter le christianisme comme une philosophie, mieux encore: comme la seule vraie philosophie. Or, dans l’Antiquité, et tout spécialement à l’époque de Clément, la philosophie est avant tout une direction spirituelle, destinée à transformer l’âme du disciple pour la conduire à la sagesse. Comme Épictète avant lui, comme Plotin après lui, Clément est avant tout un directeur spirituel. Nous retrouvons la trace de cette activité dans son œuvre, notamment dans Le Protreptique , Le Pédagogue et Les Stromates (accompagnés des Hypotyposes ), qui constituent une véritable trilogie de la direction spirituelle. Parmi les autres œuvres de Clément qui nous ont été conservées, on remarquera les Extraits de Théodote (Excerpta ex Theodoto ) et l’Anthologie prophétique (Eclogae propheticae ).

Conversion et progrès moral: «Le Protreptique», «Le Pédagogue»

Des trois ouvrages principaux de Clément, Le Protreptique est destiné à «convertir», Le Pédagogue à «former les mœurs», Les Stromates à «enseigner la gnose», trois étapes indispensables à une éducation parfaite.

Le Protreptique se situe dans la tradition littéraire des traités d’exhortation à la conversion à la philosophie, dont les plus célèbres sont les Protreptiques d’Aristote et de Jamblique et l’Hortensius de Cicéron. Mais, pour Clément, la vraie philosophie, c’est le christianisme; le seul Logos, c’est-à-dire la seule Raison universelle, c’est le Christ. L’exhortation de Clément est animée d’un puissant souffle lyrique. C’est un hymne au chant nouveau, au chant du nouvel Orphée, dont l’harmonie soutient l’univers et accorde toutes les âmes. Toutes les ressources de la poésie et de la philosophie grecques sont mises au service de cette louange du Logos incarné.

La purification de l’âme

Le Pédagogue s’adresse aux nouveaux convertis. Un lecteur qui se contenterait de jeter un coup d’œil rapide sur quelques titres de chapitres de l’ouvrage pourrait penser qu’il s’agit simplement d’un traité de morale pratique, ou même seulement d’un manuel de la politesse et des bonnes manières: comment se comporter en ce qui concerne la nourriture et la boisson, la vaisselle, le mobilier, les parfums, les couronnes, le vêtement, les chaussures, les bijoux, la toilette, les domestiques, les bains, les exercices physiques, le sommeil, la vie sexuelle, etc. Tous ces développements sont évidemment des mines de renseignements pour les historiens de la culture antique et aussi pour les historiens de la littérature, car, pour traiter chacun de ces thèmes, Clément accumule les citations des poètes, des philosophes, des historiens et des moralistes, et nous conserve ainsi beaucoup de documents disparus. Les principes généraux de cette morale sont puisés dans la tradition philosophique grecque, surtout stoïcienne et platonicienne: suivre la nature, la mesure, le juste milieu, rechercher les biens de l’âme avant ceux du corps, rester maître de soi.

On s’étonnera peut-être de voir Clément proposer aux nouveaux convertis un enseignement moral aussi minutieux, au lieu de leur fournir les bases doctrinales qui fonderaient des règles générales de direction de la conduite. Pourquoi la pratique morale vient-elle avant l’enseignement théorique? La réponse se trouve dans les conceptions qui régnaient dans la tradition platonicienne, à partir du Ier siècle après J.-C., concernant l’ordre d’enseignement des parties de la philosophie; à la triade morale - physique -logique, on avait substitué la triade morale -physique - théologie; c’était la morale qui devait être enseignée en premier lieu, parce qu’elle était une purification de l’âme, indispensable pour préparer l’esprit à recevoir l’enseignement. Une fois de plus, cela correspond à la conception de la philosophie comme transformation de l’âme. La philosophie est essentiellement une pratique, d’abord des vertus, plus tard de la contemplation.

La Raison et le Christ

On s’étonnera surtout de voir Clément proposer à un disciple nouvellement converti au christianisme un ordre d’enseignement inspiré de la tradition philosophique païenne et, pis encore, une morale d’inspiration toute hellénique. Clément n’éprouve pourtant aucun scrupule à le faire. C’est qu’il est persuadé de l’identité de la Raison et du Christ. C’est la même Raison qui a inspiré les philosophes et qui, s’incarnant dans le Christ, a parlé par sa bouche. Seulement, les philosophes ne possédaient la Raison que d’une manière fragmentaire, conjecturale et obscure; le chrétien, au contraire, possède, dans le Christ, une perception intégrale, certaine et évidente de la Raison. Il en résulte que les vérités de la philosophie morale traditionnelle sont, pour le chrétien, intégrées dans un système et prennent un sens nouveau, à la lumière de la Raison intégrale. Comme l’«action droite» du sage stoïcien, par la pureté de son intention, donne une signification nouvelle à un acte moral qui, pour l’homme commun, n’est que soumission extérieure à un code de convenances, ainsi l’«action droite» du chrétien, par sa conformité à la Raison incarnée dans le Christ, donne un sens nouveau à la moralité hellénique et la transfigure. Clément développe ce thème dans le premier livre du Pédagogue et, tout au long des deux livres suivants, s’il énumère les devoirs pratiques, il rappelle constamment à son disciple que sa conduite doit être sans cesse inspirée par l’imitation de Jésus-Christ. De cette rencontre entre la tradition hellénique et l’esprit évangélique résulte une morale sereine, paisible, souriante, avec une pointe d’austérité, toujours tempérée par la raison. Clément sera toujours le patron des humanistes chrétiens.

La voie gnostique: «Les Stromates» et «Les Hypotyposes»

Après la purification morale, la formation du philosophe, dans la tradition platonicienne, comportait l’initiation à un enseignement qui, lui-même, se présentait selon deux niveaux; tout d’abord, la physique étudiait le monde sensible pour découvrir qu’il supposait un monde des Idées, un monde intelligible, dont il n’était que le reflet; ensuite, on s’élevait à la théologie, intimement liée, nous dit Clément (Strom., I, 176, 1), à la dialectique platonicienne; par elle, on atteignait le terme de l’initiation, les «grands mystères», le monde divin.

La quête des traces du «Verbe»

Nous ne possédons pas d’ouvrage de Clément qui réponde d’une manière littérale à ce programme. Pourtant nous pouvons légitimement supposer que les huit livres des Stromates qui nous ont été conservés et les huit livres des Hypotyposes que nous ne connaissons que par un résumé de Photius (Bibliotheca , codex 109) correspondaient à ce dessein, d’ailleurs esquissé plusieurs fois dans Les Stromates. On peut reconstituer les démarches de la pensée de Clément de la manière suivante. La vraie philosophie n’est autre que la connaissance de la Raison révélée par Dieu aux hommes dans l’Écriture sainte et dans le Christ. Le vrai sage, c’est le chrétien, lorsqu’il réalise la perfection de la vie morale et la perfection de la connaissance théologique, en un mot, pour reprendre un terme cher à Clément, lorsqu’il devient un vrai «gnostique». Le vrai gnostique est donc un exégète, celui qui a l’intelligence spirituelle de l’Écriture sainte. N’allons pas penser que cette manière de voir soit très éloignée de la tradition philosophique grecque. À l’époque de Clément, la philosophie, avec Plutarque, avec Numénius surtout, va de plus en plus devenir une quête du 神見凞見晴礼﨟礼塚礼﨟, de la Raison antique, c’est-à-dire de la Raison révélée par Dieu aux origines de l’humanité. On en cherchera les traces dans les traditions et les révélations «barbares», c’est-à-dire égyptiennes et hébraïques, plus proches des origines. La philosophie deviendra ainsi une exégèse des mythes et des traditions les plus reculés. Et, d’autre part, depuis longtemps, l’enseignement philosophique avait pris la forme d’une exégèse des dialogues de Platon, disposés dans un ordre correspondant aux parties de la philosophie. Clément pouvait donc penser qu’il restait fidèle à la tradition de la vraie philosophie en retrouvant dans les écrits de l’Ancien et du Nouveau Testament un cours complet de philosophie, permettant de faire parcourir à un disciple les étapes de l’initiation (Strom. , I, XXVIII, 176-179). La physique pouvait se retrouver dans le premier chapitre de la Genèse, dans différentes parties du Lévitique, destinées à être interprétées symboliquement. La théologie, c’est-à-dire les grands mystères, était révélée surtout dans les écrits du Nouveau Testament, dans les Évangiles et les Épîtres de Paul.

Le sage chrétien

Or, on sait par Photius que Les Hypotyposes comportaient des exégèses de la Genèse, de l’Exode, des Psaumes, de l’Ecclésiaste, des Épîtres de Paul. Cet ouvrage a donc très bien pu répondre à un programme d’initiation comportant une physique et une théologie, tirées de l’Écriture. Par rapport aux Hypotyposes , Les Stromates constituent assez bien une sorte d’introduction. D’une part, cet ouvrage montre que la vraie philosophie est dans l’Écriture sainte, puisque, chronologiquement, Moïse est antérieur à Platon. D’autre part, son thème le plus fondamental est la description du vrai gnostique, c’est-à-dire du sage chrétien, en opposition aussi bien aux philosophes qu’aux faux gnostiques, comme Valentin et Basilide.

D’ailleurs, il ne faut pas s’étonner du fait que Les Stromates (et peut-être même Les Hypotyposes : le mot signifie «esquisses») n’aient pas contenu un exposé systématique de la doctrine parfaite. C’étaient précisément des «stromates», c’est-à-dire des «parterres multicolores», des «tapisseries», Paul Valéry aurait dit des «variétés», Montaigne des «essais». Ce sont tout spécialement des essais, c’est-à-dire des exercices spirituels destinés à exercer l’âme du disciple. Comme le dit Clément lui-même, il s’ingénie à cacher le plus possible les «semences de la gnose», parce que le vrai n’a de prix que s’il est découvert après une longue quête (Strom. , I, II, 20, 20-21). Toujours, la philosophie est conçue comme une pratique, un exercice, une gymnastique de l’âme.

Le contenu de la gnose

Peut-on, au travers de tous les éléments que nous possédons, préciser le contenu de la gnose selon Clément? La gnose correspond pour lui à une tradition, en grande partie orale et secrète, transmise du Christ aux Apôtres, puis des Apôtres à une suite de maîtres spirituels, dont le principal, aux yeux de Clément, fut Pantène. Cette tradition secrète a pour objet les mystères de l’au-delà. Il y est question des sept esprits supérieurs ou protoctistes, des archanges et des anges, de la montée de tous les êtres vers la perfection, à travers des demeures hiérarchisées dans lesquelles ils restent, comme disciples puis comme maîtres, pendant une période de deux mille ans, avant de s’élever à une demeure supérieure. Beaucoup d’éléments de cette gnose sont puisés dans des apocalypses apocryphes et, d’une manière générale, comme l’a bien montré J. Daniélou, elle comporte de nombreux traits qui proviennent des traditions exégétiques judaïques ou judéochrétiennes. Mais il faut bien comprendre le sens de ces aspects apocalyptiques et eschatologiques. Comme toutes les gnoses, la gnose de Clément, grâce à ces révélations secrètes, donne au gnostique la certitude qu’il parcourra les étapes progressives de l’initiation après la mort, qu’il s’élèvera à travers les demeures angéliques jusqu’au repos suprême. De cette certitude résulte un sentiment de plénitude en quelque sorte divine: il y a une anticipation, dès ici-bas, de la gloire future. Le gnostique est donc déjà dans un état divin, rempli de la connaissance et de l’amour qui sont propres à Dieu. C’est pourquoi Clément identifie gnose, connaissance et charité. Mais sous l’influence conjuguée de la morale stoïcienne et de la morale évangélique, la gnose de Clément n’est pas, comme celle de Valentin ou de Basilide, un salut en quelque sorte automatique, extérieur à l’âme, résultat d’une lutte entre des puissances supérieures à l’homme. Elle est un progrès moral continuel, en cette vie et dans l’autre, progrès qui résulte de l’activité libre de l’âme, progrès qui est sans limites, puisque, comme nous le dit Clément, bien avant Grégoire de Nysse, «Dieu recule sans cesse et fuit loin de celui qui le poursuit» (Strom. , I, II, 5, 4).

Encyclopédie Universelle. 2012.

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